Les essais de 2013 pourraient donner l’impression que les penseurs radotent, puisqu’encore une fois, la crise du système financier obsède tous les auteurs. Le krach de 2007 et ses suites ont très tôt suscité la publication de nombreuses chroniques, d’analyses et de pamphlets écrits sur le vif. Ces premiers ouvrages étaient néanmoins pour la plupart sans véritable profondeur scientifique.
Les productions de cette année ont une bien plus grande maturité. Des livres pour les passionnés avant tout, mais qui engagent des débats stimulants, la meilleure introduction qui soit à des questions aussi complexes que fondamentales. Voilà une sélection pour ceux qui souhaitent se mettre à jour, ou pour y piocher des idées de cadeaux de Noël sérieux et passionnants à la fois.
Antifragile, Nassim Nicholas Taleb, Les belles lettres.
Nassim Nicholas Taleb est devenu, depuis Le cygne noir, livre dans lequel il tirait les conséquences philosophiques de ses recherches mathématiques sur les probabilités, un des essayistes les plus lus de la planète. Traduit en 2013, Antifragile traite du rapport des hommes au chaos, et analyse la capacité d’adaptation et de dépassement face aux imprévus de la vie et du monde contemporain. On y retrouvera ce qui fait le succès de l’auteur : une pensée ancrée dans le présent, qui revient par exemple sur l’affaire Kerviel, et un goût prononcé pour les positions à contre-courant, comme une sévère critique du préjugé selon lequel l’excellence universitaire est une richesse économique.
The map and the territory, Risk, Human Nature, and the Future of Forecasting, Alan Greenspan, Penguin Press.
Voilà le lancement le plus étonnant de l’automne. L’ancien gouverneur de la Fed fait son autocritique – jusqu’à un certain point. Alan Greenspan reconnait l’aveuglement de ses services et leur incapacité à prévoir la crise des subprimes, mais il ne va pas jusqu’à admettre que c’est sa politique monétaire qui est à l’origine de la bulle des années 2000. La principale leçon est, pour cet économiste qui a eu davantage une carrière politique que scientifique, que les modèles qui sont fondés sur le principe de rationalité des agents se trompent : compte tenu de cette part d’irrationalité, d’esprit animal, il faut relever considérablement les exigences en fonds propres.
Crise financière. Pourquoi les gouvernements ne font rien, Jean-Michel Naulot, Le Seuil.
Jean-Michel Naulot, qui vient de céder sa place au collège de l’AMF à Thierry Philipponnat de l’ONG Finance Watch, claque la porte du régulateur en dressant un bilan désastreux de la dérégulation et de la réaction politique à la crise déclenchée par le krach des subprimes en 2007. Venant d’un homme du sérail, le jugement, s’il est au final très classique, est sans appel. Naulot met en accusation la politique monétaire américaine, qui alimente les bulles spéculatives, l’échec des tentatives de reprise en main après 2008, le trading à haute fréquence, l’agiotage sur les matières premières alimentaires, la consanguinité des milieux financiers et politiques… Pas de révélations fracassantes, mais un parler-vrai qui détonne totalement avec la langue de bois de ceux qui ont occupé des positions institutionnelles de ce niveau.
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Finance and the Good Society, Robert Shiller, Princeton University Press.
Un des lauréats du prix de la Banque centrale de Suède 2013 (souvent assimilé à un prix Nobel), Robert Shiller est l’un des papes de la finance comportementale. Ce livre, publié en 2012, résume son enseignement à Yale dans le contexte post-2007. La position de Shiller pourrait se résumer ainsi : en disséquant les imperfections du système, « l’exubérance irrationnelle » dont parlait Alan Greenspan déjà dans les années 1990, l’économie comportementale n’en justifie pas moins l’existence d’un secteur financier efficace au cœur de la mondialisation. Mêlant des références philosophiques éclectiques, d’Adam Smith à Karl Marx, à des incursions dans les dernières conclusions de la neuroéconomie, la littérature de Shiller est réservée à des lecteurs aguerris.
La grande saignée. Contre le cataclysme financier à venir, François Morin, Lux.
François Morin part d’un postulat pessimiste : les États ne parviendront jamais à réduire la dette et un krach obligataire mondial est absolument inévitable. L’économiste se prononce pour une séparation des banques, l’instauration d’une taxe sur les transactions de change, la création d’une monnaie commune mondiale et l’interdiction de certains produits financiers complexes. Un livre court, dont on ressort un peu désespéré : autant le diagnostic est convaincant, voire imparable – l’auteur est un spécialiste reconnu de l’étude économique du système financier –, autant les solutions proposées sont si irréalistes que seule la catastrophe paraît devoir se produire.
Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, Le Seuil.
Spécialiste des inégalités, Thomas Piketty dresse ici un tableau de la répartition de la richesse et de son évolution sur le temps long et à l’échelle de la planète. Plus que de simplement constater que les inégalités sont reparties à la hausse, l’auteur s’intéresse aux déterminants et démontre combien la maxime de Vautrin dans le Père Goriot : « mieux vaut hériter que mériter », est aujourd’hui tout aussi vraie qu’il y a deux siècles. Outre que le reflux des rentiers au XXe siècle a davantage été produit par les guerres mondiales et l’intervention de l’État que par le développement économique et le progrès technique, le contexte de croissance molle du XXIe siècle ne devrait pas arranger les choses. Avec un bon équilibre entre histoire et économie, style et études statistiques, références littéraires et analyse, le livre n’a pas l’austérité commune aux essais économiques et se lit comme une démonstration magistrale.
La richesse cachée des nations, enquêtes sur les paradis fiscaux, Gabriel Zucman, Le Seuil.
Gabriel Zucman, économiste français, professeur à la London School of Economics et chercheur à Berkeley, étudie ici les paradis fiscaux par une approche d’enquête économique, complétant les enquêtes journalistiques, institutionnelles ou parlementaires régulièrement publiées. Au-delà des évaluations rigoureuses du patrimoine dissimulé dans des paradis fiscaux (4 700 milliards de d’euros), il déconstruit des éléments de désinformation circulant sur le sujet (comme la fin du secret bancaire en Suisse), et propose un plan d’action concret, en particulier la création d’un cadastre financier mondial.
Dettes : 5000 ans d’histoire, David Graeber, Les liens qui libèrent.
David Graeber, anthropologue américain à l’initiative du mouvement Occupy Wallstreet, a publié en 2012 une somme de ses recherches qui vient d’être traduite en Français. Tout en étant imprégné de l’arrière-plan militant de son anarchiste d’auteur, le livre bâtit sur plus de 600 pages une histoire anthropologique de la dette dont les qualités académiques ne font aucun doute, supportées par un appareil critique prodigue et méthodique. Tirant nombre d’enseignements de l’école anthropologique française, il déconstruit certains mythes, en particulier celui d’une société de troc précédant l’apparition de la monnaie. Mais surtout, Graeber souligne comment la dette est l’instrument de la mutation des sociétés humaines primitives en sociétés marchandes, et rappelle combien les mécanismes d’effacement de la dette sont indispensables à la stabilité des civilisations.
No bank, Hugues Le Bret, Les arènes.
Hugues Le Bret, ancien dir’ comm’ de la Société Générale, raconte l’aventure du Compte Nickel, lancé avec Ryad Boulanouar. C’est un des premiers symptômes de la vague de digitalisation qui va frapper les réseaux dans les prochaines années. Certes, aucune banque n’est menacée par ce produit distribué par des buralistes, assorti de frais conséquents et qui s’adresse surtout aux interdits bancaires. No bank est cependant le récit vibrant du parcours du combattant des entrepreneurs en France et suscitera certainement, par son happy ending, des reconversions chez les employés de la finance.